25 juillet 2010

Nedjma ou le poème ou le couteau

Kateb Yacine



Pour toi séraphin, rumine la beauté.

Nedjma ou le poème ou le couteau!

Nous avions préparé deux verres de sang Nedjma ouvrait ses yeux parmi les arbres
Un luth faisait mousser les plaines et les transformait en jardins
Noirs comme du sang qui aurait absorbé le soleil
J'avais Nedjma sous le cœur frais humais des bancs de chair précieuse
Nedjma depuis que nous rêvons bien des astres nous ont Suivis...
Je t'avais prévue immortelle ainsi que l'air et l'inconnu
Et voilà que tu meurs et que je me perds et que tu ne peux me demander de pleurer ...
Où sont Nedjma les nuits sèches nous les portions sur notre dos pour abriter d'autres sommeils!
La fontaine où les saints galvanisaient les « bendirs »
La mosquée pour penser la blanche lisse comme un chiffon de Soie
La mer sifflée sur les visages grâce à des lunes suspendues dans l'eau telles des boules de peau de givre
C'était ce poème d'Arabie Nedjma qu'il fallait conserver!
Nedjma je t'ai appris un diwan tout-puissant mais ma voix s'éboule je suis dans une musique déserte j'ai beau jeter ton cœur il me revient décomposé
Pourtant nous avions nom dans l'épopée nous avons parcouru le pays de complainte nous avons suivi les pleureuses quand elles riaient derrière le Nil...
Maintenant Alger nous sépare une sirène nous a rendu sourds un treuil sournois déracine ta beauté
Peut-être Nedjma que le charme est passé mais ton eau gicle sous mes yeux déférents!
Et les mosquées croulaient sous les lances du soleil
Comme si Constantine avait surgi du feu par de plus subtils incendies
Nedjma mangeait des fruits malsains à l'ombre des broussailles
Un poète désolait la ville suivi par un chien sournois
Je suivis les murailles pour oublier les mosquées Nedjma fit un sourire trempa les fruits dans sa poitrine
Le poète nous jetait des cailloux devant le chien et la noble ville ...
Et les émirs firent des présents au peuple c'était la fin du Ramadhan
Les matins s'élevaient du plus chaud des collines une pluie odorante ouvrait le ventre des cactus
Nedjma tenait mon coursier par la bride greffait des cristaux sur le sable
Je dis Nedjma le sable est plein de nos empreintes gorgées d'or!
Les nomades nous guettent leurs cris crèvent nos mots ainsi que des bulles
Nous ne verrons plus les palmiers poussés vers la grêle tendre des étoiles
Nedjma les chameliers sont loin et la dernière étape est au Nord!
Nedjma tira sur la bride je sellai un dromadaire musclé comme un ancêtre.
Lorsque je perdis l'Andalouse je ne pus rien dire j'agonisais sous son souffle il me fallut le temps de la nommer
Les palmiers pleuraient sur ma tête j'aurais pu oublier l'enfant pour le feuillage
Mais Nedjma dormait restait immortelle et je croyais toucher ses seins déconcertants
C'était à Bône au temps léger des jujubes Nedjma m'avait ouvert d'immenses palmeraies
Nedjma dormait comme un navire l'amour saigliait sous son cœur immobile
Nedjma ouvre tes yeux fameux le temps passe je mourrai dans sept et sept ans ne sois pas inhumaine!
Fouillez les plus profonds bassins c'est là qu'elle coule quand ses yeux ferment les nuits comme des trappes
Coupez mes rêves tels des serpents ou bien portez-moi dans le sommeil de Nedjma je ne puis supporter
cette solitude!

Kateb Yacine, in L'œuvre en fragments, éditions Actes Sud. 1986

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